I

 

 

Comme une Jeanne d’autrefois

 

 

 

LE 17 janvier 1955, un peu après onze heures du matin, le Pandhit Nehru, Premier ministre de l’Inde, ouvrit la séance de ce qu’on nommerait en France un Conseil des ministres. Il mit immédiatement en discussion les mesures à prendre pour parer à la famine qui ravageait le Bihar. Cette grande plaine du nord de l’Inde n’avait pas reçu une goutte de pluie depuis trois ans. Sur sa terre craquelée, les gens et les bêtes perdaient peu à peu l’eau et la chair de leur corps, et devenaient squelettes avant de mourir.

Ce qu’il fallait faire, c’était simple : irriguer le Bihar avec les eaux du Gange. Cela demanderait un demi-siècle. Distribuer de la nourriture. On n’en avait pas. Prier pour que la pluie tombât. On priait depuis toujours.

 

À onze heures et demie à peu près, un appel téléphonique parvint de Bombay pour le chef du gouvernement. Son premier secrétaire le reçut et répondit qu’il ne pouvait pas déranger le Premier ministre pendant le Conseil, où l’on examinait de graves problèmes. L’homme qui était à l’autre bout du fil, et dont le secrétaire connaissait bien le nom, répondit qu’il n’y avait rien de plus grave et de plus important au monde que ce dont il fallait, de toute urgence, qu’il entretînt Nehru.

Sur la table du Conseil, le téléphone qui ne devait sonner qu’en cas de cataclysme, de guerre, ou d’incendie dans le Palais du Gouvernement, sonna. Nehru décrocha et écouta pendant que les ministres le regardaient, étonnés et inquiets. L’homme qui était à l’autre bout du fil, et que Nehru connaissait bien, le pria de venir le voir à Bombay, toutes affaires cessantes. Il n’y avait rien de plus grave et de plus important au monde que ce dont il fallait, de toute urgence, qu’il l’entretînt seul à seul.

 

Pour un Indien, la mort n’est pas un événement important, ni déplorable. Ni celle des autres, ni la sienne. La mort est seulement la fin d’une des étapes successives du long voyage des réincarnations. L’âme n’aboutit enfin à la Paix qu’après avoir été purifiée par les souffrances d’une suite de vies plus nombreuses que les feuilles d’une forêt. Devant cette infinité d’épreuves que chacun doit traverser, la plupart des Indiens se résignent, et supportent avec patience les grands et les petits malheurs de leur existence présente, une parmi des millions d’autres qu’ils ont encore à subir. Un certain nombre essaient de sortir de la fatalité des vies innombrables en se débarrassant de toutes impuretés par le jeûne, l’ascèse, la méditation et les exercices, jusqu’à ce que le grossier caillou de leur âme soit devenu assez subtil pour traverser les murs du tunnel des réincarnations. Quelques sages, tels Nehru, et Gandhi avant lui, pleins d’une compassion infinie pour les souffrances des vivants, essaient d’aplanir le terrain que ces derniers auront à franchir pendant leur existence actuelle, pour leur épargner des blessures et des saignements. Si peu que ce soit. Ce qu’ils peuvent…

Ce que l’homme au bout du fil avait à dire à Nehru était si grave qu’il ne voulait pas courir le risque qu’un seul mot fût surpris au téléphone. Il demandait au Pandhit de venir, sans perdre une minute. Le sort du monde, et peut-être plus, dépendait de la diligence qu’il mettrait à venir, et à prendre, ensuite, les décisions.

Nehru raccrocha et resta quelques instants silencieux. Il était vêtu d’une tunique blanche, et portait, à la troisième boutonnière à partir du col, une rose rouge. Ses ministres le regardaient et attendaient en silence qu’il voulût bien parler. Sans regarder personne il réfléchissait, un très mince sourire demeurant sur ses lèvres, marque de sa constante courtoisie. Il souriait même en dormant, dans la nuit la plus noire, par courtoisie envers la lumière, et envers son contraire.

Enfin il regarda les hommes réunis autour de la table et s’excusa de devoir les quitter. Pour des raisons d’ordre privé il devait se rendre à Bombay sans perdre une minute. Qu’ils veuillent bien poursuivre sans lui l’examen des problèmes du Bihar.

Il sortit, et ils poursuivirent, et le Bihar continua à se dessécher, et il n’aurait rien fait d’autre si Nehru était resté assis.

L’avion personnel du Premier ministre volait vers Bombay. L’homme auprès de qui il se rendait était un vieillard, un ami de son père. Nehru éprouvait pour lui autant de respect que d’admiration. C’était à la fois un savant et un saint. Il était parvenu à ce degré de purification intérieure où il lui était impossible de prononcer une parole fausse, ou inutile, ou même légère. C’était pourquoi le Pandhit venait.

Naturellement, les téléphones du gouvernement indien, comme ceux de tous les gouvernements du monde, étaient écoutés. Trois services secrets savaient déjà que Nehru se rendait à Bombay pour y entendre une communication « dont pouvait dépendre le sort du monde ». Avant même que l’avion eût décollé de New Delhi, des messages codés partaient dans toutes les directions : avertir les gouvernements, prévenir les correspondants de Bombay, se renseigner sur l’auteur du coup de téléphone, prendre les dispositions pour connaître ce qui allait être dit, se procurer tous documents, échantillons, photos, renseignements concernant l’objet de l’entretien…

Ces messages furent interceptés et décodés par d’autres espions, et à la fin de la journée tous les services secrets étaient sur l’affaire. C’est ainsi que commença une formidable et obscure bataille qui devait durer des années et faire de nombreuses victimes parmi les membres des services de renseignement. Mais bien qu’ils aient eu maintes fois la preuve de l’importance fantastique de ce qu’ils pourchassaient, à aucun moment de leur long combat, aucun des agents d’aucun pays ne sut de quoi il s’agissait.

L’avion se posa sur l’aérodrome de Bombay, dans la chaleur moite de l’hiver tropical. Nehru descendit l’escalier roulant aussitôt amené. Au troisième bouton de sa tunique blanche, la rose rouge commença à se faner. C’était le milieu de l’après-midi. À Paris, il faisait nuit depuis longtemps. Nuit et froid. Jeanne Corbet avait téléphoné à son mari qu’elle ne rentrerait pas cette nuit. Il savait pourquoi. Elle ne lui avait rien caché.

Elle avait vingt et un ans de moins que lui. Il l’avait remarquée alors qu’elle suivait son cours de pathologie cardiaque à la faculté de médecine. Ils s’étaient mariés, ils avaient été très heureux pendant deux ans, heureux pendant trois ans, paisibles ensuite.

Aussi intelligente que belle, et décidée à réussir, elle aurait fait son chemin sans lui, mais il lui avait ouvert les portes et épargné les piétinements. Elle était devenue son assistante. Elle aimait son travail, elle aimait bien son mari. Ils avaient un fils, Nicolas, âgé de onze ans. Depuis onze mois, elle avait un amant, dont la rencontre l’avait complètement transformée.

De son mari, elle avait reçu des satisfactions et même du plaisir, elle lui avait offert de la tendresse, de l’admiration, et même du désir. Entre elle et lui régnaient une entente et un équilibre intelligents, et s’épanouissaient des moments nocturnes où chacun trouvait son compte, mais avec Roland elle avait surgi tout à coup dans un autre univers, comme lorsqu’avec un avion on perce la pluie habituelle et on découvre la gloire du soleil au-dessus des nuages devenus éblouissants.

Les conséquences de ce qui se passait à Bombay au moment où elle venait de rejoindre Roland allaient s’abattre sur leur vie comme un cyclone.

Le Grand Secret
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